Michèle Montas-Dominique
BILLET A JACQUES ROCHE
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English translation
New York, le 21 juillet
2005
Courage, Jacques,
Te voila aujourd’hui, toi
aussi, confronté à la sauvagerie, dans cette descente aux enfers
qu’est devenu notre quotidien de peuple, une descente aux enfers
pourtant prévisible et évitable, une descente aux enfers, pavée
de tant de pierres d’impunité.
Nos collègues journalistes
seront aujourd’hui à tes côtés pour dire non à l’inacceptable,
comme ils avaient dit non pour Jean Dominique et Brignol Lindor.
La différence c’est sans doute qu’à force de crimes impunis,
l’inacceptable est devenu la norme.
Parce que tu avais cru, toi
aussi Jacques, à des principes, dans une Haïti aujourd’hui sans
foi ni loi ; parce que tu étais convaincu, toi aussi, que la
parole pouvait changer la vie, on t’a fait taire, toi aussi, une
balle dans la gorge, la langue sauvagement coupée. Silence, on
tue.
Parce que tu avais osé
rêver que des hommes de bonne volonté pouvaient endiguer la
violence déferlante, on t’a assassiné, toi aussi.
Aujourd’hui que tu
seras inhumé dans une pompe tardive, tu entendras beaucoup de
promesses officielles et de nombreuses larmes de crocodiles
couleront sur ton corps torturé. Tu entendras des promesses
d’enquête. N’y crois pas trop, Jacques. Les tiens exigeront eux
aussi, comme nous sans doute, et comme les parents et les
collaborateurs de Brignol Lindor, la vérité, mais l’enquête
continuellement se poursuivra, parce que trop de gens influents,
d’un gouvernement élu à un gouvernement intérimaire – mutatis
mutandi - ont intérêt à l’impunité. Le « cas Jacques Roche » -
c’est ainsi qu’on parlera de toi - collectionnera des mandats
d’arrestation qui ne seront pas exécutés. On retrouvera des
témoins morts, comme toi, au coin d’une rue et des juges
d’instruction démissionneront par impuissance ou par peur. Tes
assassins «présumés » circuleront librement comme les Ti Lou et
les Gimmy, accusés du meurtre de Jean Dominique et qui
aujourd’hui, hors de prison, dirigent, en toute impunité leurs
propres gangs… Et même s’ils sont un jour jugés, tes assassins
seront probablement plus tard exonérés par la justice des
vainqueurs du moment. Du courage, Jacques, il t’en faudra
encore plus alors, que lorsque tu faisais face à tes bourreaux.
On te portera aux nues
aujourd’hui pour mieux couvrir l’impotence ou le refus d’agir.
Des hommes politiques t’encenseront pour ensuite se hâter de
t’oublier, quand le cas Jacques Roche ne leur servira plus. Ne
t’étonne pas qu’on arrive même à te cracher dessus, s’il
devient opportun de s’asseoir à la même table que tes assassins.
Tu sais à quel point la culture de l’oubli est aujourd’hui
l’envers confortable de l’impunité, cultivée et nourrie chez
nous. Courage Jacques, car il t’en faudra, pour entendre tes
«paroles travesties par des gueux pour exciter des sots »…
En attendant, Jacques,
quand tu verras Jean, raconte-lui la violence multiforme, la
gangrène de la corruption, la perte des repères et la mise au
rancart des valeurs et des principes, raconte-lui cette lutte
âpre pour un pouvoir dérisoire, et ces élections, planifiées
ailleurs, sur mesure. Parle-lui de ce « pays en dehors »
exsangue et aujourd’hui abandonné à lui-même. Raconte-lui le
Vent de Maribahoux… Mais n’oublie pas de lui dire aussi,
Jacques, le courage au quotidien de milliers d’entre nous, face
à la sauvagerie, à la bêtise et à la lâcheté, le courage que toi
tu as eu. Dis lui la résistance et l’espoir tenace. Dis lui que
son combat a plus que jamais un sens et qu’aucun tueur ne peut
assassiner le rêve, pas les tiens, pas les siens.
Je sais que vous vous comprendrez à demi
mots.
Les rêves comme les
peuples, bourgeonnent et refleurissent. Et ces assassins qui
sont dans la ville n’y peuvent rien. Et viendra le temps,
Jacques de ton « rêve » ressuscité
Au revoir, ami.
Nous n’oublierons jamais. |