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Revoir La Face du LeviathanStatement by Haitian Human Rights Activist
Par Jean-Claude Bajeux, Proclamer l'autonomie de la personne, c'est bien. Séparer religion et système étatique, c'est bien. Proclamer l'égalité de tous, dans une nuit du 4 août chargée d'émotion, tout le monde est d'accord. Mais quand vient le moment de penser à une forme de gouvernement qui réaliserait ces principes, on n'en finit pas de discuter des précautions à prendre. Séparation des pouvoirs, contrôle des institutions l'une par l'autre, vote périodique des citoyens, limitation des mandats, contrôle par l'opinion publique, sanctions par les tribunaux, statut et prérogatives du ou des citoyens qui vont diriger l'état, les Constituants réunis à Philadelphie n'en finissent pas de consulter leurs classiques. Qui paie des taxes doit être représenté, qui dépense doit être contrôlé, qui représente doit rendre compte, et qui triche ira en prison. Cinquante ans après la Déclaration universelle (qui s'applique à tous, et partout, sans exception), à laquelle adhèrent les 185 pays qui sont membres des Nations Unies, on se rend bien compte qu'il y a toujours des tricheurs qui ne jouent pas le jeu. Comme déclarait l'ambassadeur trinidadien Orlando Marville, dans son célèbre article du 17 juin 2000, " Le gouvernement actuel est sorti d'une élection qui a été manipulée d'une manière qu'aucun d'entre nous ne trouverait normale s'il s'agissait de son propre pays" ("The present government is the result of an election, which was manipulated in a way that none of us would accept as normal in our own country"). Cette position a été reprise récemment par le parti socialiste français, le 21 décembre 2001, utilisant une formule lapidaire : " Seul le rétablissement d'un pouvoir légitimé de façon incontestable par les urnes est de nature à rétablir l'équilibre citoyen attendu par le peuple haïtien." Cette position rejoint celle que Lyonel Trouillot avait prise dans un article publié dans le Nouvelliste du 23 juillet 2001 : "Ce dont Haïti n'a pas besoin, c'est qu'on dise: "oui, mais" quand les principes républicains sont violés. Après avoir cautionné pendant trop longtemps des mécanismes d'exclusion qui ont fait deux pays en un seul, il y a aujourd'hui le danger des interventions de petits penseurs occidentaux nourris de bonnes intentions qui justifient qu'on triche aux élections. Haïti n'a pas besoin qu'on lui dise qui est populaire (ou qui l'a été), mais qu'on l'aide à construire ses institutions dans la plus stricte observation des procédures démocratiques. C'est par la république qu'il faut vaincre l'exclusion."
Car ce que Jean-Jacques Rousseau concevait comme un contrat qui devait lier tous les membres d'une même société est devenu, avec le temps, la règle générale, une condition sine qua non du fonctionnement global du monde. Vouloir s'en affranchir, c'est ce mettre hors jeu, et ce hors-jeu, surtout pour les petites nations, entraîne des conséquences catastrophiques. Il signifie que, mis sur le banc des coupables, on se trouve coupé des relations internationales normales, coupé des sources normales d'investissement. C'est la fameuse clause démocratique qui vient d'être exprimée, on ne peut plus clairement, dans la "Charte démocratique interaméricaine" approuvée en séance plénière, par les pays membres de l'OEA, à Lima, Pérou, le 11 septembre dernier, reprenant un accord du troisième sommet des Amériques à Québec (20-22 avril 2000) et la résolution 1080 de Santiago du Chili. Les articles 2 à 6 définissent les caractères de l'Etat de Droit parmi lesquels figurent la tenue d'élections périodiques ("libres et justes"), le régime plural des partis, le respect des droits de la personne, en particulier la liberté d'expression et la liberté de la presse. Il faut à tout prix citer l'article 19 qui contient la fameuse "clause démocratique":
C'est dans un sentiment de profonde détresse que j'ai vécu les deux journées du 11 décembre et du 17 décembre, la mise à mort du journaliste Brignol Lindor et la destruction par le feu des locaux des partis de la Convergence et des maisons particulières d'une vingtaine de citoyens dont les professeurs Victor Benoit et Gérard Pierre-Charles. Journaliste moi-même, d'une famille de journalistes, directeur de l'Effort Camerounais, de Rond-point, de Sondeos, de la Voix du CEDH, et professeur universitaire dont le travail est lié à la fréquentation quotidienne des livres, à la tenue d'archives, de notes et de documents, je ressentais ces incendies comme j'ai toujours ressenti l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie ou les bûchers opérés par les nazis, livrant au feu les œuvres de Thomas Mann ou par les militaires du Chili détruisant les poèmes de Pablo Neruda, expression paradigmatique de la barbarie. M'imaginant la détresse des militants voyant partir en fumée leurs lieux de réunion, de ces professeurs dont la maison représente plusieurs dizaines d'années de travail, d'économies et d'efforts, et une vie de souvenirs, je me rendais en même temps compte de la planification exigée par cette pyromanie: les voitures, les commandos, les outils et instruments, les instructions et les identifications topographiques. Cependant, on ne comprendra cette détresse que liée aux temps que nous vivons et que nous avons vécus, à l'histoire tragique de ce demi-siècle, dans l'attente, quelle attente de la sortie d'une dictature qui a duré 29 ans. Je revois clairement le jour où cette dictature a affirmé sa volonté de se débarrasser de toute référence aux lois, à la loi, au droit. Ce jour-là, j'ai vu la face du Léviathan, du monstre qui vit en tout état, et qui se nourrit de l'avidité des gouvernants, de la folie des tyrans, et du sadisme des complices. L'Etat devenait officiellement délinquant, hors loi, renonçant à sa fonction apodictique de distinguer le mal du bien, et de le sanctionner C'était le 26 avril 1963, le jour de "l'attentat", devant le Nouveau Collège Bird, contre Jean-Claude Duvalier. Sortant à midi, d'une classe de trois heures de philosophie à Saint-Martial, on m'annonça qu'il y avait du grabuge en ville. A Lalue, deux corps ensanglantés, gardés par les "hommes en bleu" gisaient sur le trottoir, face au collège des Sœurs. On sût qu'au Bois-Verna, brûlait la maison des Benoît : le père. la mère et une bonne avaient été tués, un bébé de plusieurs mois avait été emporté. Plus de soixante-dix ex-officiers de l'armée disparurent ce jour-là , "sans laisser de traces". D'autres citoyens, que le hasard avait mis au mauvais endroit à la mauvaise heure, André Riobé, les deux frères Didier et Paulo Vieux, le jeune Bance, Benoît Armand qui payait de sa vie d'avoir un tel prénom, et tant d'autres encore.. L'année d'après, la Présidence dite "à-vie" proclamait officiellement la mort du citoyen. Le pays n'avait plus alors droit qu'à la terreur et au silence, guéris, comme l'avait annoncé Duvalier, du désir d'élections. Après ces 14 ans, il fallut, honte sans nom, supporter encore 15 ans du fils, âgé de 19 ans à la mort de Duvalier père. Le "changement" survenu en 1986, signifiait donc, avant tout, le retour à la loi, le retour à un concept ou l'Etat se trouve être le protecteur des droits de la personne, garantit à tous la protection des lois contre l'arbitraire, contre les abus, contre la barbarie définie comme non-référence au droit, contre la folie d'un pouvoir sans limites, "éternel", prédateur et assassin. Le mouvement démocratique, dans son opposition farouche au macoutisme, prétendait, le 16 décembre 1990, avoir remis l'état sous l'obédience des lois, et les personnes sous leur protection et limité les pouvoirs de façon raisonnable. Il prétendait, de façon plus profonde, rétablir, au niveau le plus haut de l'exécutif, la distinction entre le bien et le mal, et bannir de fait une longue litanie de comportements, dont le 26 avril 1963 nous avait fourni de tristes et sinistres exemples. Et voici que la face monstrueuse du Léviathan s'étalait, ce 17 décembre, devant nous, comme il était apparu à Petit-Goave, sous les yeux horrifiés de Brignol Lindor. Voici que des commandos livraient au feu des locaux de partis et des demeures d'hommes politiques, crimes que le Code Pénal sanctionne de la peine de mort (changée sous la Constitution actuelle en travaux forcés à perpétuité). Voilà qu'on s'autorisait n'importe quoi, contre n'importe qui, sous le prétexte que "le peuple avait identifié ses ennemis" (expression que l'on trouve dans tous les fascismes et autres Polpotismes)!) . Tout redevenait possible: tout citoyen redevenait coupable, par le fait même d'exister. Le pire redevenait possible. Un sénateur réclamait pour les "pouchistes" la peine de mort alors que, législateur, il devrait savoir que la Constitution l'interdit; le slogan "tolérance zéro" continuait ses ravages et l'on demandait au peuple d'être "veillatif" et de montrer du doigt "ceux qui refusaient de croire à la version officielle des évènements" (sic!). Alors, voir brûler les maisons de Victor Benoît et de Gérard Pierre-Charles, ce n'était pas seulement voir brûler la maison de Victor Benoît et de Gérard Pierre, collègues universitaires et compagnons de route . Voir brûler des maisons aux Gonaives et à Petit-Goave, des locaux de partis politiques, des voitures, c'était contempler la possibilité que demain ou après demain, toute maison, toute entreprise, tout local, école, bibliothèque, qu'ils appartiennent à un opposant ou à son cousin, soient livrés aux flammes. Par dessus tout, c'était voir brûler, de nouveau ("jamais plus!" ), le Livre de la Loi, c'était effacer la frontière du permis et du défendu, rendre possible tout ce qu'on pensait impossible parce que prohibé, c'était conférer au mal une impunité officielle, une existence opérationnelle, au cœur de la cité, de jour ou de nuit, c'était mettre à nu tout citoyen de ce pays en attendant qu'il soit passé à la chambre à gaz et jeté à Titanyen. C'est pourquoi, ce 17 décembre, je n'étais pas perplexe ou désemparé. J'étais, et le suis encore, dans la plus haute détresse: j'avais revu la face terrifiante du Léviathan, qui ne m'avait plus quitté depuis le 26 avril 1964. Mais aussi, regardant autour de moi, je savais que ceux qui voulaient répéter l'histoire, cette histoire-là, se trompaient d'horloge : car ce monde a quand même changé et les peuples savent tirer des leçons quand , en cette célébration de Noël, ils entonnent le cantique d'Isaie: "Le peuple qui vit dans les ténèbres a vu une grande lumière". (9,1-6) Jean-Claude Bajeux. 25 décembre 2001
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